Introduction, les bancha régionaux comme document ethnographique

(Cet article fut d'abord publié en février 2010, j'y apporte quelques précisions en mars 2018 à l'occasion de la mise en vente sur Thés du Japon de quatre de ces bancha. Je reviendrai en détails sur ces thés très prochainement).

J'ai déjà présenté le terme de "bancha" dans les types de thés japonais.
Bancha est le plus souvent entendu comme terme désignant un thé japonais issu de récoltes tardives, puis fabriqué de manière grossière de la même façon qu'un sencha.

Mais "bancha" c'est aussi et surtout toute une myriade de thés régionaux traditionnels, aux méthodes de fabrication, mais aussi de consommation très variées. Présents autrefois dans tout le Japon, ils ont aujourd'hui pour la plupart disparu, très peu commercialisés, ils représentent néanmoins des documents précieux concernant non seulement les thés que pouvaient bien consommer le peuple japonais, et non les élites auxquelles étaient réservés matcha et sencha jusqu'à une période très récente (les années soixante), mais aussi sur le rôle du thé et sa diffusion, au Japon, et d'une manière générale en Asie.

L'ethnologue Nakamura Yôichirô 中村洋一郎 a consacré de nombreuses études et ouvrages à ce sujet,  par exemple "Les Bancha et les Japonais" 「番茶と日本人」 (éditions Yoshikawa Kôbunkan, ISBN4-642-05446-4) publié en 1998 est passionnant. Sans entrer dans les détails et les exemples, je voudrais ici présenter très (trop) rapidement quelques éléments essentiels qui ressortent de cet ouvrage.

Méthodes de fabrication

Ces bancha peuvent être classés selon plusieurs critères, leur méthodes de chauffage initial pour stopper l’oxydation, le fait qu'ils soient malaxés ou non, et enfin, plus surprenant la question de la fermentation.

Chauffage initial des feuilles fraiches pour stopper l'oxydation (殺青 shaqing en chinois, sassei en japonais)
- Le passage directement dans des flammes de feuilles de thés encore accrochées aux branches, aburi-cha (炙り茶)
Cette méthode est sans aucun doute la plus primitive. On en trouve néanmoins aujourd'hui encore quelques exemples au Japon, dans les montagnes à Kyûshû, sur des feuilles (avec branches) issues de "théiers de montagne" ヤマチャ (yama-cha), théiers poussant à l'état semi-sauvage (voir cet article pour explications). Aucune autre étape n'est nécessaire, on fait infuser ces feuilles dans une bouilloire, qui reste sur le feu toute la journée, on rajoute de l'eau quand il n'y en a plus (ceci est une méthode de consommation tout à fait courante pour les bancha). Cela pouvait être le fait de travailleurs dans la sylviculture passant plusieurs jours ainsi en montagne. Cet exemple reste néanmoins encore un peu différent des bancha régionaux traditionnels.

- Simple séchage au soleil, sans shaqing (j'y reviendrais ensuite)

- Etuvage
Les feuilles fraîches sont chauffées à la vapeur, comme c'est le cas de la lpupart des thés verts japonais aujourd'hui (sencha, matcha, gyokuro, etc).
- Bouillon
Les feuilles fraîches sont bouillies. Cette méthodes est aujourd'hui tout à fait minoritaire dans le monde.
 Il ne fait aucun doute que ces méthodes sont très anciennes. Si certains pensent que le bouillon est plus ancien, d'autres, comme Nakamura Yôichirô, émettent l'idée que l'étuvage serait plus ancien, et que le bouillon serait intervenu plus tard comme simplification de la méthode à la vapeur.

- Chauffage directe, torréfaction (kama-iri 釜炒り)
Au sujet des trois autres, on a souvent tendance à considéré que le chauffage direct par surface chaude dans un wok, ou poêle est la plus récente. En effet, celle-ci ne se développe en Chine que durant la période des Ming, bien après les autres, alors que la méthode à la vapeur disparaît du continent. Aussi, on considère que la diffusion et l'accès à des accessoire en fer est finalement une chose récente pour le peuple. Cette appréciation est juste, mais l'auteur apporte une petite nuance. On trouve au Japon un exemple d'une méthode qui consiste à faire chauffer les feuilles de thé dans une sorte de jar et terre, couchée sur le feu. On a bien là un chauffage direct. Cela montre que la méthode par chauffage direct n'est pas inséparable de l'accès au fer, et que par conséquent, cette méthode pourrait être tout aussi ancienne que les autres, tant la poterie est très largement diffusée depuis des millénaires. Aussi, on retrouve une pratique similaire au Tibet.

Après le chauffage shaqing, les méthodes de fabrication, c'est à dire de séchage sont aussi diverses. On peut ainsi faire la distinction entre ceux qui sont malaxés et ceux qui ne le sont pas.
Ces derniers, après le shaqing sont alors le plus souvent simplement séchés au soleil. C'est le cas du mimasaka bancha, ou même du kyô-bancha, ou plus simples encore les kancha 寒茶. Le caractère 寒 veut "froid", il s'agit de thés faits à partir de feuilles d'hiver, généralement étuvées ou bouillies, et simplement séchée au soleil.
Cas plus particulier, celui des thés qui ne subissent pas de shaqing. On en trouve par exemple à Fukui. Les feuilles, à même les branches, sont simplement pendues et laissée séchées plusieurs semaines.
 Certains peuvent subir un malaxage léger, comme le awa-bancha de Tokushima, alors que d'autre sont plus fortement malaxés, au sol avec une natte de paille par exemple. Dans ce cas, il s'agit le plus souvent de thés de type kama-iri, ou l'on alterne passage au wok et malaxage au sol.

Enfin, on trouve encore au Japon un certain nombre d'exemple de thés sombre 黒茶 ou thés post-fermentés 後発酵茶. Il ne s'agit pas d'oxydation comme pour le thé noir/rouge, mais bel et bien de fermentation due à des ferments (moisissures, bactéries). Sur la mer du Japon, il y a l'exemple du thé sombre utilisé à Toyama pour le batabata-cha, mais c'est l'île de Shikoku qui conserve un nombre important de ces thés sur une aire géographique relativement restreinte. Le goishi-cha de Kôchi (double fermentation et pressage), le Ishizuchi kurocha de Ehime (double fermentation), et le Awa-bancha de Tokushima.
Bien sûr, ce type de thés fermentés nous évoque naturellement certains thés de Chine et d'Asie du sud.


Méthodes de consommation

Le point le plus essentiel présenté par M. Nakamura est bien le lien du thé avec le repas, l'alimentation.

La grande question qui anime historiens, ethnologues ou anthropologues est celle qui concerne la première utilisation du thé, bu ou mangé ? Personne n'est en mesure de répondre à cette interrogation. On trouve en Chine, notamment chez des minorités (pas très jolie mot, disons pas chez des Han)  du Yunnan, en Asie du sud-est (Thaïlande,  Myanmar, etc) nombre d'exemples de thés consommés, mangés, tels quels, en tant que composant d'un repas. Aucun exemple de ce type n'est recensé au Japon.
Pourtant, les bancha sont bien souvent la base d'un liquide qui n'est pas consommé en tant que boisson, mais utilisé pour la cuisine.
Sans aller chercher très loin, aujourd'hui encore, le cha-zuke (茶漬け) et très courant. Du riz est garnie de légumes saumurés, de poisson, etc, et l'on verse du bancha sur le tout.
Les livres de cuisines qui font leur apparition dès l'époque d'Edo recensent nombre de recettes de cha-gayu 茶粥 (sorte de bouillie de riz avec du thé), notamment le nara-cha 奈良茶, qui semble être très connu dans tout le pays, pas seulement à Nara.
Aussi, toute une partie des banchas régionaux, quelque soit leur méthode de fabrication (vapeur, bouillie, chauffage direct, malaxés ou non, séchés au soleil ou à la chaleur artificielle, ...) sont utilisés non pas comme boisson, mais comme bouillon servant à faire cuire le riz, à la manière du nara-cha. Divers aliments sont cuits avec.
Dans la plupart du temps, ces bancha sont issus d'une production personnelle, avec les théiers poussant aux alentours. Pourtant, dans certain cas, certes plus rares, on achète à l'extérieur du thé pour préparer la cuisine. Par exemple, le goishi-cha 碁石茶 du département de Kôchi (Shikoku), historiquement, était vendu de l'autre côté des montagnes, côté Mer Intérieure, et servait à la préparation de cha-gayu. Il était alors une monnaie d'échange contre le sel produits sur les rives de la Mer Intérieure. 

Un autre point intéressant est celui de ce qu'on appelle furi-cha 振茶, "thé battu". On trouve par exemple le bote-bote-cha ボテボテ茶 d'Izumo (pour lequel les feuilles et les fleurs sont utilisées !), le buku-buku-cha ブクブク茶 d'Okinawa, ou encore le bata-bata-cha バタバタ茶 de Toyama, les exemples sont nombreux, aussi je n'entrerai pas dans les détails de leur mode de fabrication. Ce sont des bancha, pour certains l'oxydation est stoppée par vapeur, d'autres par chauffage direct, d'autres encore sont bouillis, certains séchés au soleil, certains sont post-fermentés, etc...
C'est leur mode de consommation qui doit attirer l'attention. Bien sûr, comme souvent, ils sont préparés bouillis, d'autres plantes y sont parfois ajoutés. Ensuite, ces furi-cha sont battus à l'aide d'espèces de très gros chasen. On pense immédiatement au matcha. Pourtant, dans le cas de ces thés japonais "battus", le but est bien différents que dans le cas du matcha. Une très grande importance est portée sur le fait de faire apparaître beaucoup de mousse. En effet, une fois la mousse bien montées, on y met une grande variété d'aliments, généralement céréales (grains) ou haricots, le plus souvent sous forme de poudre. 
Il est bien plus facile, pour consommer céréales et haricots, de les faire griller et de les réduire en poudre grossière que de les faire suffisamment bouillir pour les ramollir. Mais sous forme de poudre, cela ne passe pas très bien dans la gorge. C'est alors qu'entre en scène la mousse des bancha: elle sert à "faire passer " ces aliments sous forme de poudre, de façon douce dans la gorge. Ainsi, ces furi-cha ne sont pas produit pour être bu en tant que tel, mais bien pour accompagner l'alimentation.

Dernier phénomène intéressant. Celui, plus rare, du shiri-furi-cha 尻振り茶. "Shiri-furi" pourrait se traduire par "remuer les fesses". Je vous déçois tout de suite, il ne s'agit pas de thés que l'on consomme en remuant joyeusement le postérieur. Ici, "shiri" ne désigne pas le cul de celui qui boit, mais celui du bol utilisé. Là encore, on utilise, selon la région, le village même, une variété de bancha. Celui-ci sert à consommer ce qui reste dans le fond du bol. On verse le thé sur le reste des aliments, on remue vivement le bol, et l'on lance littéralement le contenu dans le bouche. Il semble néanmoins que ce mode de consommation ai complément disparu, il ne reste que le témoignage de personnes âgées ayant vu cette pratique durant leur enfance. Il semble de plus que cela soit très difficile. L'auteur de l'ouvrage avoue que ses tentatives se sont toutes finies par un jeté de thé et de nourriture dans toute la pièce.

On trouve la consommation de bancha accordé à du riz, sous forme de bouillie de riz ou de ochazuke adjoint de poisson bien souvent, ou même pour tremper une sorte de biscuit de riz (on trouve des choses similaires en Chine), dans nombre de villages de pécheurs. C'est intéressant, car ce phénomène concerne cette fois des aires où l'on ne produit pas de thé, et même ma plupart du temps pas de riz. Ainsi, on doit, pour cette habitude de consommation faire venir le riz et le thé.
Il faut avoir en tête que d'une manière générale les lieux de culture du thé et du riz sont différents. Cela n'est pas anodin car cela témoigne d'abord, comme les autres exemples plus haut, non seulement du lien intime entre thé et repas, mais entre thé et riz (l'invention du genmaicha au 20ème siècle n'est-elle pas une évolution toute naturelle). En n'ayant en tête des rapports similaires sur le continent asiatique, on peut imaginer que le thé fut apporter au Japon bien avant les premières mentions historiques (avec Eisai au 8ème siècle) en même temps que le riz, les deux étant indissociables. La question le thé était-il à l'origine d'abord mangé ou bu, n'est-elle donc pas mal formulée. Le thé était probablement une composante du repas sans existence individuelle. 

Bref, documents anciens, témoignages, variétés de bancha, montrent que le bon peuple japonais consomme du thé depuis des siècles. Il s'agit de thés très différents de ceux que consommaient aristocrates et religieux, de par leurs formes, mais surtout, comme le démontre avec brio l'auteur, d'un mode consommation lui aussi très différent. Ce sont des thés du quotidien, inséparable du repas. Bien plus encore, il s'agit non pas d'une boisson, mais d'un composant de la cuisine. Lu Yu 陸羽 durant les Tang stipulait qu'il ne fallait pas ajouter d'autres aliments dans le thé, que cela était un gâchis. Cela montre que cette pratique était courante en Chine. Mais n'en déplaise à ce sage du thé, cette pratique continuera longtemps à exister. Le thé pour lui même, comme boisson, reste finalement jusqu'à une période récente l'apanage de la haute société.

Enfin, la langue japonaise elle-même témoigne du lien très fort du thé avec le repas. Très proche de nous, lorsque quelqu'un vous demande "お茶しませんか" ("Tu prendrais pas un thé?"), cela ne signifie pas que la personne vous invite à boire un thé, mais à boire, voire manger, quelque chose.
Aussi, dans certaines régions, les repas sont désignés par des expressions qui peuvent se traduire par "le thé du matin", qui désigne le petit déjeuner, même si l'on y consomme absolument pas de thé, "le thé du midi", pour le déjeuner, et cætera...

Pour finir avec de nombreuses analogies entre le Japon, et d'autres pays asiatiques, l'auteur montre comme la diffusion et le développement du thé fut directement liée et inséparable de l'alimentation. 
Il me semble que toute la pseudo-spiritualité du "thé ancestrale" est au regard de la réalité historique et ethnographique, une chose qui n'a jamais concerné qu'une infime partie de la société.

D'autres points sont abordés dans cet ouvrage, mais voilà ici celui qui m'est apparu comme le plus passionnant. Démontrant combien la disparition progressive des bancha est un drame comparable à la disparition d'une bibliothèque riches de rares et anciens documents. 

Commentaires

  1. trés intéressant cette analyse ethnologique ! je voulais savoir, est ce que le genmaicha est un bancha encore trés consommé ? l'adjonction de grains de riz grillés est-elle justement la résultante d'une pratique culinaire, plus qu'une recherche de goût ?

    RépondreSupprimer
  2. A propos du genmai-cha, je pense qu'il s'agit là plutôt d'une recherche de goût C'est bel et bien une boisson, d'invention très récente qui plus est. On utilise comme base un sencha, ou un bancha, au terme "officiel" du terme, c'est à dire un sencha de basse qualité, quu n'ont rien à voir avec les bancha "régionaux" du monsieur tout le monde des campagnes d'antan. néanmoins, il est impossible de ne pas y voir une pratique qui dérive avec celles énoncées plus haut. Ajouter toute sorte de céréales au thé est quelque chose qui se fait depuis des millénaires en Asie. Seulement, il s'agit ici d'un but tout à fait contraire le riz sert à accompagné le thé boisson, et non plus le thé à accompagné le riz aliment. On bascule donc alors dans le milieu des classes aisées, celui du thé qu'on achète.

    RépondreSupprimer
  3. Il me vient quelque chose d'important à considéré à propos du genmai-cha, c'est qu'il semblerait que son prototype fut un thé auquel des marchands auraient mélangé du mochi pour le nouvel an. On a au Japon pour coutume de mangé du mochi an nouvel an. Je crois qu'il faut avant tout y voir un coup commercial pour donné au thé une valeur marchande supplémentaire au moment des fêtes du nouvel an. En gardant néanmoins à l'esprit que la combinaison riz/thé n'a rien de choquant, bien au contraire.

    RépondreSupprimer
  4. Voilà un sujet dont on entend jamais parler. Ces Bancha spécifiques sont-ils connus au Japon?
    Merci pour cet article pointu et instructif, qui sort des sentiers battus.

    RépondreSupprimer
  5. Non、ces thés sont aujourd'hui très rares et complètement méconnus. C'est pourtant ceux ci que le peuples japonais consommait jusqu'à une période récente, les Sencha et Co. étant réserves aux élites et a l'exportation.

    RépondreSupprimer
  6. Quel article...C'est passionnant ! J'ai vraiment l'impression que le thé est une porte d'entrée très utile sur l'histoire et l'ethnologie japonaise.

    RépondreSupprimer
  7. Quel article...C'est passionnant ! J'ai vraiment l'impression que le thé est une porte d'entrée très utile sur l'histoire et l'ethnologie japonaise.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés