Début d’une aventure
1856,
Nagasaki, un négociant anglais embarque
10.000 kin (斤) de thé japonais à destination de l’Europe et surtout des
Etats-Unis.
1853
fut l’année de l’arrivée au Japon du Commodore Perry, à la tête de ses
« Bateaux noirs » (kuro-bune
黒船), qui demande (ordonne) au Japon de
s’ouvrir au commerce international, évènement majeur de l’histoire du Japon,
qui causa une grande discorde dans le pays, conduisant à la chute du
gouvernement militaire des Tokugawa et à la restauration du pouvoir impériale
en 1868.
1853,
c’est aussi l’année où Ôura Kei (大浦慶,
1828-84), fille d’un grossiste en huile de Nagasaki, alors seul comptoir ouvert
aux étrangers (uniquement aux Hollandais en principe), propose à un négociant hollandais
des échantillons de thé de Ureshino 嬉野. Le thé
plait, amenant à une grosse commande de la part d’un négociant anglais. Il
faudra plusieurs années à « O-Kei-chan » pour réunir la quantité
demandée, il lui faudra aller chercher du thé dans tout le pays. On considère
généralement aujourd’hui que 10.000 kin
correspondraient à 6 tonnes, seulement, les unités de mesure japonaises de
l’époque ne sont pas vraiment des « unités », dans la mesure où selon
le produit, elles correspondent à un poids différent. Aussi, 6 tonnes est un minimum, au maximum il
pourrait s’agir de 11,25 tonnes. Quoi qu’il en soit, à cette époque, cela
représente une quantité phénoménale, expliquant les 3 années nécessaires pour
réunir ce thé.
Le sencha
comme base du commerce international du Japon – l’emprunte des
négociants étrangers et le port de Yokohama
Cet
échange historique eu lieu avant la signature du Traité de Ansei (安政条約) en 1859, qui entérine l’ouverture
en autres des ports de Hakodate, Kobe, et Yokohama. Le Japon entre dans l’ère du commerce
international, même si ce commerce reste aux mains des occidentaux, les
japonais n’ayant alors ni les connaissances, ni l’expérience pour mené à bien
de A à Z ce type d’affaire. Ainsi, nombre de compagnies occidentales,
essentiellement anglaises et américaines, s’installent sur le port de Yokohama,
qui devient le centre du commerce international du thé japonais. La majeure
partie du thé est alors expédié à partir de Yokohama, au détriment de Edo
(futur Tôkyô) et de ses grossistes traditionnels qui perdent leurs privilèges
de quasi-monopole.
Des
usines de retraitement du thé sont bâties les unes après les autres sur ce port
par diverses compagnies. Les femmes qui y travaillent appliquent un séchage
final au thé pour pouvoir passer dans les meilleures conditions le long voyage
qui l’attend. Il s’agit d’une sorte de torréfaction qui correspond à ce que
l’on pratique encore aujourd’hui sous le nom de « hi-ire » (火入れ).
Nombreuses sont les étiquettes en anglais des thés de l’époque indiquant « pan-fired »
ou « basket-fired ». Cela désigne la méthode de torréfaction. La
première est la plus banale, torréfaction dans une bassine/wok en métal, alors
que la deuxième, dans un panier au dessus du brasier, est réservée aux thés de
la plus haute qualité.
Aussi,
chose très importante, dans ces usines, on trie les tiges, que le consommateur
américain n’apprécie pas.
Les
occidentaux amenèrent avec eux leurs habitudes, ainsi, ils ne négocient pas
directement avec les producteurs, mais passent par l’intermédiaire de
courtiers, comme ils le font en Chine.
Les
négociants étrangers introduisent aussi une méthode d’examen des échantillons
de thé. Il existe alors deux tendances, la méthode anglaise, où les thés sont
préparés dans une théière en porcelaine, et la méthode américaines où les thés
sont préparés directement dans des bols en porcelaine blanche. C’est cette
dernière méthode qui est introduite, et qui continue à être utilisée
aujourd’hui encore au Japon, quelque soit le type de thé. En revanche, en ce
qui concerne l’environnement d’examen, c’est la tendance anglaise, où les thés
sont posés sur une table noire en longueur qui est adoptée (la méthode
américaine consiste en une table ronde tournante, blanche). Aujourd’hui encore,
lors des concours, où sur les marchés et chez les grossistes, les thés sont
exposés sur des assiettes noires (alors qu’il me semble qu’ailleurs, on utilise
des supports blancs).
Les
bases du commerce extérieur japonais sont vite posées, avec pour principaux
produits d’importation des fourrures et étoffes de coton, et comme principaux
produits d’exportation la soie et le thé. En effet, le gouvernement agonisant
des Tokugawa, puis le gouvernement de Meiji comprirent parfaitement
l’importance du commerce du thé.
Par
ailleurs, après leur chute en 1868, les Tokugawa et leurs relatifs se
réfugièrent à Sunpu 駿府 (futur
ville de Shizuoka) et entreprirent la production de thé sur le plateau de
Makinohara (où s’étendent les actuelles villes de Makinohara, Shimada,
Kikugawa), donnant naissance à ce qui est aujourd’hui le plus important secteur
producteur du pays.
En
1881, on produit 2.609 tonnes de thé dans l’actuel département de Shizuoka,
soit 12 ,4% du total, et en 1895 10.856 tonnes, soit 34,1% du total. Cette
montée en puissance, associée à l’importante production dans la région de Tôkyô
favorisa le statut du port de Yokohama, qui se trouve alors dans une situation
géographique idéale, à mi-chemin entre deux grosses zones de production.
Pourtant,
en 1899, le port de Shimizu (actuel arrondissement de Shimizu, ville de
Shizuoka) est désigné comme port international, et devient peu à peu la
nouvelle base de l’export du thé japonais, de grandes compagnies occidentales s’y
installèrent même.
Modernisation du pays et essor de l’export
du thé
Les
autorités ne peuvent qu’encourager la production de thé, mais de thé qui plaise
aux américains, presque exclusifs consommateurs. Il s’agit de sencha, thé vert à l’étuvée. C’est donc
le sencha qui est développé, au détriment du thé vert chauffé au wok selon la méthode chinoise (kama-iri cha) qui été jusqu’alors bien
plus commun.
En
1870, le Japon présente pour la première fois du thé dans une manifestation à
l’étranger, lors de l’Exposition Industrielle de San Francisco.
En
1879, le gouvernement de Meiji organise pour la première fois la Foire aux Thés
(製茶共進会) où les produits exposés sont
notés, dans le but de faire grimper le niveau de technicité et de qualité de la
production de thé. Il s’agit de l’ancêtre des actuels concours.
Après
son retour de Chine puis d’Inde, où il fut envoyé par le gouvernement, Tada
Motokichi (多田元吉 1829 – 1896), rapporte les
plan d’une machine à malaxer le thé, et apporta les bases de la mécanisation de
la fabrication du thé.
Ensuite,
Takabayashi Kenzô (高林謙三 1832 – 1901) mis au point la
machine à malaxage grossier (sojû-ki 粗揉機) et toutes les autres machines, celle
à étuver le thé et toutes celles correspondantes aux divers stades de malaxage
verront le jour durant la dernière partie de l’ère Meiji. Celles-ci pouvaient
être actionnées par un moteur à fuel, où bien par moulin à eau !
Ce
n’est qu’à partir de l’ère Taishô (1912
– 1926) que la cueillette se modernise, avec l’apparition du sécateur à thé.
En
1870, 7.388 tonnes de thé sont exportées, ce qui constituerait 94,7% de la
production nationale. En 1899, 20.839
tonnes sont exportées, soit 73,9% du total.
Vers
la fin de l’ère Meiji, principes de la mécanisation et critères des concours, les
bases de l’industrie actuelle du thé au Japon sont déjà fixées.
Boires (du thé) et déboires, inexorable
déclin des exportations
Malgré
tous les efforts, des produits plus que douteux font leur apparition. Trop
faible qualité, défaut de séchage, mélange avec d’autres végétaux, thés teints,
sont autant de malfaçons qui poussent les Etats-Unis à la création en 1883 d’une
loi « anti faux thés ». Pour remédier à ce grave problème, le
gouvernement japonais met en place en
1884 une loi obligeant à tout producteur (hors production à but personnel) d’appartenir
à un syndicat qui régule les standards de fabrication.
Mais
cela ne suffit pas. A partir de l’entré dans le 20ème siècle, les
américains commencent à se tourner de plus en plus vers le thé noir en
provenance d’Inde. En réalité, outre les changements d’habitudes alimentaires, ils
se détournent du thé japonais pour les mêmes raisons qu’ils se sont détournés
du thé chinois plus de 50 ans auparavant. Un manque de stabilité dans la
qualité, les prix. L’industrie du thé au Japon reste basée sur le travail de petits
exploitants indépendants, qui ne peuvent pas avoir tous accès aux mêmes savoirs
et technologies. En Inde, les Anglais ont mis en place des monocultures à
grande échelle, qui ne permet certes pas le top de la qualité, mais qui offre
en quantité du thé de qualité toujours stable, à pris stable.
Le
gouvernement de Meiji à bien tenter de mettre en place une production de thé
noir, d’abord sans succès sous la direction d’experts Chinois, puis avec le
soutien d’experts venus d’Inde et sur la base des connaissances ramenées par
Tada Motokichi. Néanmoins le thé noir japonais ne brille alors pas par sa qualité,
et les coûts de production sont trop importants face à ce qui se fait en Inde.
Bref,
les exportations de thé baissent. On observe un pic à 23.142 tonnes en 1918,
mais cela est dû à la paralysie des exports en provenance d’Inde à la suite de
la 1ère Guerre Mondiale. En 1828, on tombe à 10.802 tonnes.
On
peut considérer qu’à partir de l’après Grande Guerre, le thé japonais doit se
trouver de nouveaux marchés (ce sera avec plus ou moins de succès le Moyen-Orient
et l’Afrique du nord). Ce qui est important dans cette folle aventure d’un peu
plus d’un demi siècle, c’est que le sencha,
notre thé vert japonais étuvé, mis au point dans le courant du 18ème
siècle, mais pas genre majeur, n’est en rien la boisson traditionnelle du
peuple japonais. Le sencha s’est développé
et est devenu ce qu’il est aujourd’hui pour être vendu aux américains, en
concordance avec leurs goûts. Aussi,
durant cette époque décisive qui voit le Japon se moderniser, le thé fut le
deuxième moteur de la croissance du pays, après la soie. Deux réalités complètement
inconnues des japonais bien sûr…
Toute
l’Histoire du thé au Japon est passionnante, parce qu’elle permet souvent d’entrevoir
et de comprendre l’Histoire même du Japon, mais ces quelques décennies, sont
selon moi les plus étonnantes, les plus lourdes de sens, surtout lorsqu’on
connait les difficultés que connaît le thé japonais depuis le début des années
90. Qu’un produit qui ait hissé le Japon sur la scène économique et
commerciale internationale soit dans une crise qui pourrait aboutir à sa
disparition d’ici 20 ou 30 ans ne peut que laisser un goût amer.