Les spécialistes des théières, mieux comprendre les deux types de potier

 Après cette passionnante saison du shincha, je voudrais changer un peu de sujet pour expliquer brièvement le statut des potiers spécialistes théières à Tokoname et Yokkaichi (banko-yaki). Comme d'habitude les occidentaux en ont souvent une image un peu rêvée, une image orientaliste à base de "grands maîtres" machin-truc et d'artisanat posé en haut du grand piédestal des arts japonais. 

 Soyons clairs, s'il y a un genre de poterie en phase de disparaître au Japon, ce sont bien les théières Tokoname et Banko (surtout Banko, une main suffirait presque pour compter les fabricants de théière encore en activité). En effet, avec la baisse de plus en plus importante de la consommation du thé, le besoin de théière se fait de moins en moins important, et les difficultés pour le secteur sont d'autant plus grandes que le kyûsu est un objet globalement très peu valorisé au Japon, considéré par la plupart comme un objet du quotidien sans valeur, qui ne mérite pas qu'on y dépense de l'argent. Pour un Japonais moyen, dans une grande ville, la limite psychologique se situe en dessous le 5000 yens dirais-je par expérience. Et encore, quand je travaillais dans une chaîne de boutiques spécialisées présentes dans les galeries marchandes des gares, cette limite se situait plutôt à 3000 yens, limitant les choses à des objets faits au moule, et pas les meilleurs, et même à des kyûsu fabriqués en Chine ou au Vietnam.

Voilà, maintenant que ce tableau est dressé, on comprend pourquoi des jeunes potiers venant étudier à Tokoname préfèrent finalement ne pas prendre la voie de la fabrication de kyûsu, difficile à fabriquer, encore plus difficile à vendre. Il faut fabriquer cinq parties, le corps, le bec, le couvercle, la poignée et le filtre, puis assembler ces parties : en sommes il sera plus facile de fabriquer cinq mugs ou cinq assiettes par exemple, qui au total rapporteront plus qu'une seule théière.

Maintenant qu'on comprend la difficile situation, comment s'organise ce petit monde des potiers spécialistes des théières, c'est-à-dire en japonais des "kyûsu-shokunin" ?

On peut distinguer deux types de potiers, ceux qu'on nommera plutôt shokunin 職人, et ceux qu'on appellera en général sakka 作家. Il est assez simple et juste de traduire le premier terme par "artisan". Le deuxième genre est plus difficile à traduire avec justesse. De prime abord, on serait tenté d'utiliser le mot artiste, cela permet de marquer de manière simple la différence dans leur manière de travailler. Mais le terme d'artiste me semble peu adapté dans la mesure où il renvoie au monde de l'art, univers plus fermé fonctionnant selon des codes différents. Le japonais sakka est aussi utilisé pour désigner un écrivain, renvoyant alors au terme "d'auteur". On pourrait alors parler de théières d'artisan et de théières d'auteur. Il me semble que cela apporte les bonnes nuances, mais est peut-être difficile à comprendre si on ne connaît pas bien ce milieu.

 Bref, s'il est difficile de trouver une traduction vraiment adéquate, l'important est que shokunin, nous dirons artisan donc, est un terme qui à Tokoname désigne un type de potier particulier. Cela désigne un potier qui ne travaille fondamentalement que pour des grossistes, refusant de vendre aux détaillants, et aux particuliers plus encore. Ils travaillent ainsi sur des commandes de grossistes en des quantités très importantes, pour catalogue, certains pouvant fabriquer jusqu'à 1000 théières en un mois. Il ne faut pas croire pour autant que le travail soit mauvais, bien au contraire, c'est justement grâce à ce travail en quantité qu'ils arrivent à une grande maîtrise et régularité technique.  Les cas typiques de ce type de potiers aujourd'hui sont par exemple Shôryû, Gyokkô, Hokuryû, etc. Sauf choses très particulières, on se trouve en général entre 4.000 et 10.000 yens. 

Il s'agit là plutôt du schéma typique pour les théières. La plupart des grands noms que l'on connaît aujourd'hui, plus onéreux, sont tous ou presque passés par cette voie, certains se considérant toujours comme shokunin, ou bien partageant leur activité sur les deux types de travail. Des gens comme Setsudô ou Isobe Teruyuki sont issus de ces shokunin de catalogue, et leur maîtrise incroyable provient du fait qu'ils ont produit durant leur longue carrière une quantité astronomique de théières. Ainsi, dans le cas de ces grands vétérans, la limite est plus floue... leurs œuvres se situant dans une gamme de prix de 20.000 à 40.000 yens. Par contre des gens comme Konishi Yôhei sont eux passés complètement dans l'autre catégorie. 

Il est évident que compte tenu de l'époque, le parcours de shokunin n'attire guère les jeunes potiers, et les rares passionnés qui décident malgré tout de se lancer dans la fabrication de théières choisissent dès le départ de travailler en tant que sakka. C'est à dire qu'ils ne font pas de kyûsu en très grandes séries, ne rentrent donc pas les catalogues, et ont plutôt pour partenaires détaillants et galeries. Cela ne les empêche pas de travailler avec talent, d'autant plus qu'à Tokoname ils ne manquent pas d'aînés pouvant leur prodiguer des conseils avisés, mais certains pensent tout de même que d'une certaine manière leur formation est alors incomplète, le travail en grandes séries identiques, très répétitif, apportant un plus qualitatif du point de vue technique. 

 Je pense pour ma part que les deux voies ont leurs justifications et sont nécessaires. Certains choisissent de partager leur temps entre les deux types d'activité. Il est vrai que les prix relativement bas des shokunin de Tokoname en regard de la qualité déjà remarquable, peut rendre le travail des sakka plus difficile, les prix plus élevés étant difficile à justifier auprès d'un public peu averti. On voit alors le problème de manière plus exacerbé encore lorsque les difficultés sont plus grandes : à Yokkaichi (banko-yaki), on observe clairement que certains shokunin de catalogue (les choses sont moins claires ici cependant, car presque plus de grossistes, presque plus de potiers non plus) même tout à fait célèbres produisent des choses assez médiocre (en comparaison de prix équivalents à Tokoname) alors que leur œuvres de jeunesse étaient vraiment bien meilleures. En sommes, ils ont fait le choix de limiter l'augmentation des prix en baissant la qualité. Choix tout à critiquable, surtout quand on voit le résultat et la situation actuelle (par ailleurs, il y a un certain nombre de faits qui ont fait pencher la balance du côté de Tokoname, tant du point de vue qualitatif que quantitatif, mais ce n'est pas aujourd'hui mon propos). 

Il est vrai aussi que compte tenu des difficultés, l'accès aux ateliers des shokunin peut être difficile pour de nouveaux arrivants, alors que dans le même temps, avec les commandes de grossistes, c'est ce type d'activité qui devrait assurer un minimum de revenus. Les jeunes doivent alors travailler comme sakka, alors plus livrés à eux-même pour vendre. Bon, bien sûr, les grossistes soutiennent autant qu'ils le peuvent les jeunes sakka, en vendant leurs œuvres au détails, ce qui peut constituer un premier tremplin.

J'espère que cette mise au point permettra à beaucoup d'avoir une vision moins romantique et idéalisée de ce difficile travail au Japon, et ainsi une meilleure compréhension des choses. Comme c'est aussi le cas avec le thé, il est important de s'intéresser aux faits et aux produits en eux-même, et pas à de jolies histoires que certains veulent vous vendre.




 



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